Le Vice-président de la Fédération africaine de la critique cinématographique (FACC) et président de Ciné Connexion, l’association des critiques de cinéma ivoirien, le président du Cinéma Numérique Ambulant (CNA) jette un regard le cinéma ivoirien. Dans cette deuxième partie de l’interview qu’il a accordée à VoixVoie De femme, le critique cinématographique ne se contente pas seulement de diagnostiquer le mal. Il fait des propositions… pour booster l’industrie du cinéma dans son pays.
Quel regard portez-vous sur ce secteur dans votre pays ?
En plus d’être un art et un divertissement, le cinéma est surtout une industrie. Malheureusement, l’industrie n’existe véritablement pas encore et il n’y a pas une réelle économie du cinéma. Nous sommes encore au stade du réveil, après un long coma. Le parc des salles est très faible, il n’y a que sept salles fonctionnelles, dont six du groupe Cinéma Majestic, qui sont situées dans des centres commerciaux ; et la salle de l’Institut Français, qui organisera, pour la saison culturelle 2020-2021, davantage de séances de cinéma.
Ces efforts pour maintenir en vie l’industrie cinématographique sont certes à encourager, mais ils sont insuffisants pour espérer faire vivre les professionnels du secteur de leur art. Il y a plus d’une vingtaine d’années, la Côte d’Ivoire comptait plus d’une soixantaine de salles, aussi bien à Abidjan qu’à l’intérieur du pays. Et tout le monde allait au cinéma, selon sa bourse. Une commune comme Abobo comptait au moins trois salles de cinéma (Amakébou, Etoile et Ciné Cool), où le ticket de la séance oscillait entre 150 et 300 FCFA.
A Adjamé, il y avait le Krindjabo, Roxy, Liberté, Fraternité. Et dans presque chaque grande ville du pays, il y avait une salle de cinéma. Aujourd’hui, ce réseau n’existe plus. Les films sont faits pour être vus et surtout pour générer des recettes.
Comment peut-on espérer faire vivre le cinéma s’il n’y a pas de salles pour montrer les films à la grande majorité des populations ? L’Etat a mis, en place, à travers le ministre de la Culture et de la Francophonie, une politique de soutien à la production cinématographique, avec notamment le Fonsic (Fonds de soutien à l’industrie cinématographique). Ainsi, il a accompagné la production de nombreux films, mais qui, pour la plupart, n’ont pas fait de recettes. Résultat, malgré tous les fonds injectés, depuis 2011, le cinéma ivoirien peine à décoller. Et aucun homme d’affaires ne veut y investir, tout simplement parce que le secteur n’est pas viable. Le cinéma, ce n’est pas de la philanthropie, c’est du business. Un cinéma qui ne génère pas de fonds est condamné à…mourir ! Hollywood en est le parfait exemple. Croyez-vous qu’il vit de la qualité artistique des films qu’il produit ? Non, mais plutôt des milliards de dollars que ses productions génèrent aux Etats-Unis et dans le monde.
Il y a tout de même des salles de cinémas. Sauf qu’elles ne sont visiblement pas fréquentées…
Chez nous, les rares salles ouvertes sont cantonnées à Abidjan, et dans tout plus quatre communes : Cocody, Marcory, Plateau et Yopougon. Et, elles ne sont accessibles qu’à une classe moyenne, car le prix minimum de la séance est 2000, sinon 3000 FCFA. Conséquence, les fréquentations sont faibles, exceptées souvent les week-ends, quand des superproductions américaines sont à l’affiche. Quant aux films ivoiriens, ils n’y font pas de recettes, à quelques rares exceptions près.
Voulez-vous dire que le cinéma ne nourrit plus son homme ?
Le cinéma nourrit son homme sous d’autres cieux. Pas en Côte d’Ivoire, pour la simple raison qu’il n’y a pas d’industrie. Pour faire un film, les professionnels du secteur triment, et parfois s’humilient en quémandant de l’aide aux potentiels bailleurs.
Le parc de salles existant est infime pour rentabiliser le secteur. Il n’y a pas non plus une plateforme VOD locale fiable, à même de diffuser les films ivoiriens pour une meilleure rentabilité. Il reste les télés, qui ne paient pas bien non plus. Surtout les télés africaines.
Le pays a connu de grands noms comme Henri Duparc, Yéo Kozoloa, Gnoan M’Bala, ne faut-il pas imputer ces difficultés à la relève qui n’a pas su maintenir la dynamique ?
Non. Je pense qu’il n’y a pas eu de passage de témoin, ou de transition entre ces aînés et la jeune génération. La crise a réduit ces doyens au silence sans qu’ils aient le temps et les moyens de transmettre leur savoir à leurs cadets. Des jeunes ont décidé d’occuper le vide, sans formation ni sans prérequis pour beaucoup d’entre eux, avec pour atouts leur enthousiasme et leur passion pour le 7ème art. Henri Duparc, Yéo Kozoloa, Gnoan M’Bala et Fadika Kramo Lanciné ont eu la chance de bénéficier d’une solide formation cinématographique dans les meilleures écoles de cinéma en Europe, avant d’embrasser le métier. Ce qui n’est pas le cas de la jeune génération, qui a besoin d’apprendre. Car, la passion et l’enthousiasme ne suffisent pas pour réussir dans le cinéma.
Comme vous le confirmez, le cinéma en Côte d’Ivoire est à la traine, comparativement à certains pays de la sous-région, comme le Nigéria et plus près de nous, le Burkina Faso. Quelle analyse faite vous de ce tableau ?
La décennie de crise militaro-politique qu’a connue le pays a détruit l’industrie du cinéma en Côte d’Ivoire, avec la fermeture des salles. De plus, le contexte sécuritaire étant difficile, la priorité était ailleurs que de faire ou d’aller voir des films. Et puis, contrairement à la Côte d’Ivoire, il y a une volonté politique forte de soutien à l’industrie cinématographique au Burkina Faso. L’Etat y a créé les conditions pour qu’une vraie industrie s’y développe. Des films tournés au Burkina amortissent leurs investissements, rien qu’avec les recettes glanées dans les salles.
Au Nigéria, c’est l’investissement massif des privés, qui a boosté Nollywood. Ils ont su surfer que l’attrait que suscitaient les films nigérians auprès du public local, pour développer une vraie industrie cinématographique. Au Nigéria, beaucoup de producteurs financent les films sur fonds propres, ils n’attendent pas le soutien de l’Etat. Nollywood a construit sa réussite sur un réseau de distribution efficace des films, qui sont accessibles à tous, soit en salle, soit sur support physiques (DVD) ou à la télé via des chaînes dédiées. C’est la deuxième industrie du cinéma au monde, derrière Bollywood, et devant Hollywood, en termes de productions d’œuvres cinématographiques, avec plus de 2500 films par an. Les films ne sont, très souvent, des œuvres abouties, mais ils font recettes, c’est l’essentiel.
Quelles solutions entrevoyez-vous qui puissent remettre le train du cinéma ivoirien sur les rails ?
Développer une économie du cinéma. Inciter les investisseurs privés à investir dans le secteur, en mettant en place un fonds de garantie, et en accordant des facilités au niveau fiscal. Mettre en place une politique d’ouverture de petites salles de cinéma (200-300 places maximum) dans les quartiers populaires d’Abidjan et à l’intérieur du pays. Renforcer l’aide à la production, en soutenant les projets de qualité. Si vous financez des navets, même si vous avez les meilleures salles du monde, vous ne ferez pas de recettes. Améliorer les formations aux métiers du cinéma. Promouvoir le cinéma auprès des jeunes. Les jeunes nés en 2000 n’ont pas quasiment pas connu le cinéma. Certains n’ont jamais mis les pieds dans une salle de cinéma. Bref, il y a beaucoup de choses à faire.
Vous avez soulevé la question de l’investissement dans ce secteur qui n’est pas suffisant. Est-ce à dire que la côte d’Ivoire n’arrive pas à attirer des investisseurs prêts à véritablement accompagner son cinéma ?
Je saurai vous le répondre. Mais, je suis convaincu que si le secteur est mieux organisé afin qu’on puisse y gagner de l’argent, comme cela se fait ailleurs, des investisseurs vont courir pour y investir. Mais, tant que le cinéma ivoirien reste en l’état, ils ne l’accompagneront jamais. Un investisseur n’est pas un philanthrope, il cherche de l’argent.
Réalisé par Ténin Bè Ousmane