Selon le rapport de Performance Monitoring & Accountability (PMA 2020), « entre 209.380 et 288.252 » avortements clandestins sont réalisés chaque année sur le sol ivoirien. Cette pratique réalisée sans assistance médicale est responsable de la mort de 20% des Ivoiriennes qui la pratiquent.
Stéphanie A. le dis à qui veut l’entendre. Elle avortera autant de fois que possible. Tant pis si elle n’arrive plus à concevoir. Elle a déjà eu cette chance. Elle est déjà mère. « J’ai pratiqué mon premier avortement après la naissance de mon fils qui est maintenant majeur. Si je n’en fais plus cela ne me dérange pas. Etant déjà mère, je connais plus ou moins l’implication financière qu’il faut quand on a un enfant. Je n’ai pas d’activité qui peut me permettre de m’occuper personnellement d’un enfant. Je n’ai pas de mari également. Je ne peux pas prendre le risque de garder à nouveau un enfant. Je le ferai peut-être si j’ai la chance d’avoir un mari. Mais pour l’instant je me fais avorter tranquillement à l’aide des médicaments chinois, et je suis tranquille », raconte cette jeune femme. Elle avoue s’être faite avortée plus de 10 fois.
« Une ou deux fois je crois avoir enlevé des jumeaux. Car pendant les saignements, j’ai pu remarquer la présence de deux caillots de sang identiques. Alors que les autres fois il n’y a qu’un seul », révèle la ménagère qui réside à Abidjan-Yopougon.
Elle l’a si bien dévoilé, ces avortements clandestins sont réalisés via l’absorption de pilules chinoises appelées communément ‘‘retard’’.
« Ces pilules sont constituées pour une période. Elles se prennent pendant les deux premiers mois de grossesses. Sur trois jours. Le fœtus tombe généralement le troisième jour quelques temps après la dernière prise. Ce pourquoi on demande aux patientes de ne pas sortir le troisième jour au risque de voir le processus qui se déclenche avec force en pleine ville », détaille Bintou S. Cette jeune dame déguisée en commerçante de pagne est la vendeuse de ces produits avortant. Elle est installée à quelques encablures d’un magasin chinois situé à Adjamé-Renauld.
« C’est dangereux de vendre ces comprimés, alors mes pagnes permettent de camoufler. Je connais mes clientes. Quand elles veulent, elles m’approchent et je vais chercher ce dont elles ont besoin. Parfois, j’arrive à détecter les besoins des inconnues en observant ».
15 000 FCFA et le tour est joué
C’est le cas de Monique A. venue ce jour du 6 janvier 2021 en acheter. « La première fois, en 2014, j’étais accompagnée d’une amie et nous hésitions à entrer dans le magasin à côté. Bintou qui nous observait a appelé mon amie et lui a directement demandé si nous cherchions un médicament de retard de règles. Lorsqu’elle a dit oui, elle a alors fait la proposition. J’avoue que j’hésitais mais elle nous a convaincu de par son assurance. J’ai testé c’était bon, elle avait même ajouté au traitement des antibiotiques qui permettraient de nettoyer complétement la zone après la tombée du fœtus. En plus il ne coûte pratiquement pas cher. 15 000 FCFA et le tour est joué. Depuis lors quand un cas pareil se présente, je viens vers elle car il y a du faux qui est également vendu par les Chinois. Si tu ne connais on te fera acheter de faux produits », confie Monique.
Les comprimés contrefaits, lorsqu’ils sont absorbés par les clientes ne font pas de mal, selon la spécialiste. « Ils donnent lieu à des saignements, mais le fœtus reste et la grossesse continue d’évoluer. Beaucoup de filles ont été ainsi surprises. Il n’y a pas de risque. Ils sont à base de plantes, de produits naturels. Ils n’ont jamais créé de problème à ma connaissance », dit-elle.
Pourtant, Prisca T, 28 ans, se souvient encore des effets pervers de l’utilisation de ces ‘‘ retards’’. « En 2008, nous avons perdu une amie de classe à Sassandra. Nous étions en seconde. Ayant déjà un enfant de sept ans à cette période, elle a voulu avorter afin de poursuivre ces études tranquillement. Ce sont des comprimés chinois qu’elle a utilisé et a commencé à saigner sans arrêt. Nous l’avons perdu. Triste », déplore l’institutrice.
Le code pénal ivoirien interdit pourtant l’interruption volontaire de grossesse sauf en cas de viol et quand la vie de la mère est en danger. Mais cette mesure ne freine en rien la pratique des avortements en Côte d’Ivoire. Selon le directeur exécutif de l’Association ivoirienne pour le bien-être familial (AIBEF), Alo Richard, en Côte d’Ivoire, « sur 100 mille femmes, 647 décès sont liés à l’avortement » chaque année. Cette intervention s’est faite lors d’un atelier national portant sur la revue documentaire, l’analyse juridique et politique relatives aux décès maternels liés à l’avortement et ses conséquences en Côte d’Ivoire.
Quelles actions de lutte contre les avortements clandestins ?
Pour réduire au maximum les dégâts de cette pratique plusieurs organisations dont l’AIBEF et l’Action contre les grossesses non désirées et à risque (AGDR), un groupe thématique issu de la coalition de la société civile Santé de la reproduction et planification familiale, œuvrent à faire connaître et défendre l’avortement sécurisé. « C’est vrai que le dernier code pénal ivoirien autorise les praticiens à offrir les services d’avortement dans les cas de viol et quand la vie de la mère est en danger. Mais, là encore, il faut un collège de médecins pour attester de tout cela, comme le stipule l’article 427 du nouveau code pénal. Il y a aussi les cas d’inceste et de la malformation du fœtus qui devraient également bénéficier d’une assise légale pour que les femmes dans ces situations puissent solliciter ces services si elles le souhaitent », explique Jeff Amann, chargé de la communication d’AGDR.
Et de poursuivre : « Cette pratique légale de l’avortement n’est pas connue, ce qui conduit les jeunes filles à continuer de recourir aux tradipraticiens et autres médecins qui en font leur gagne-pain ».
L’AGDR multiplie donc les actions de sensibilisations en vue de faire connaitre cette pratique légale. Son combat principal, amener l’Etat ivoirien à modifier le cadre législatif en vigueur sur l’avortement, en l’adaptant aux dispositions du protocole de Maputo. Un cadre juridique ratifié par la Côte d’Ivoire qui étend la pratique de l’avortement sécurisé, dans les cas de viol, d’inceste, de malformation du fœtus, et de danger sur la santé de la mère et bien d’autres dispositions.
Cet arsenal de répression n’a visiblement pas d’influence sur le commerce des ‘‘retards’’ qui se porte de plus en plus mieux.
Marina Kouakou