Pierre Cardin a eu un destin fabuleux.

Du costume noir à col Mao des Beatles aux petites robes zippées ou à hublot – célébrant la liberté de la femme en même temps qu’une esthétique op’art –, les inventions « futuristes » de Pierre Cardin sont entrées de longue date dans la mémoire collective. Le créateur, dont le nom est aussi connu que Coca-Cola sur la planète, est mort mardi 29 décembre 2020 à l’hôpital américain de Neuilly-sur-Seine, à l’âge de 98 ans, a annoncé sa famille à l’Agence France-Presse (AFP).

Il avait notamment participé avec André Courrèges (1923-2016) et Paco Rabanne au renouveau de la haute couture dans la France d’après-guerre. « J’ai toujours eu la tête dans le futur ; j’ai toujours créé pour les jeunes gens », martelait ce fils d’immigrés italiens qu’un fabuleux destin a porté jusqu’à l’Académie des beaux-arts et dont le style de vêtements a incarné l’utopie des sixties, inspirée par la conquête spatiale.

Jusqu’à la fin, l’homme d’affaires touche-à-tout s’est intéressé à la mode, restée sa « drogue », comme en témoigne cette boutique luxueuse de vêtements féminins inaugurée, fin 2017, rue Royale, proche de la Concorde. Jusqu’à la fin, il a décliné le même look « daté », selon ses détracteurs, « intemporel », selon ses aficionados. « C’est un danger pour la mode de produire sans cesse ; moi, j’ai un style reconnaissable qui fait ma signature, on ne peut pas en dire autant des autres ! », répondait-il avec le franc-parler qui était le sien.

Né le 2 juillet 1922 à Sant’Andrea di Barbarana en Vénétie (Italie) de parents cultivateurs, Pietro Costante Cardini grandit en France où sa famille a fui le fascisme. Comme les acteurs Yves Montand (Ivo Livi, né en 1921 à Monsummano Terme et mort en 1991 à Senlis) ou Serge Reggiani (né en 1922 à Reggio d’Emilie et mort en 2004 à Boulogne-Billancourt), il fait partie de cette immigration italienne qui a, dans un climat de méfiance, voire de xénophobie, « fait la France », comme le rappelait l’exposition « Ciao Italia ! » du printemps 2017 au musée de l’Immigration, à Paris. De ce parcours de « self-made-man », Pierre Cardin avait tiré un orgueil particulier. « Je suis un enfant des faubourgs. Je suis devenu Pierre Cardin », résumait-il grandiloquent, avant d’ajouter : « S’il fallait recommencer, je le referais avec beaucoup d’enthousiasme. »

« Démarche de sculpteur »

Dernier-né d’une famille de sept enfants, il avait débuté à 14 ans chez un tailleur de Saint-Etienne avant d’entrer, en 1944 à Paris, dans la célèbre maison Paquin – où il dessinera les costumes et les masques du film La Belle et la Bête (1946), de Jean Cocteau –, puis chez Elsa Schiaparelli, la couturière parisienne d’origine italienne qui comptait parmi ses amis Salvador Dali ou Alberto Giacometti. En 1947, Pierre Cardin est le premier employé de Christian Dior, qui vient d’ouvrir sa maison de couture, à Paris. A ce poste envié, il se vantait d’avoir participé à l’invention du tailleur Bar, dont la veste à la taille fine et aux basques amples avait fait, d’emblée, le succès du New Look.

Trois ans plus tard, en 1950, il fonde sa propre maison (au 10, rue Richepanse, aujourd’hui rue du Chevalier-de-Saint-George, dans le 8e arrondissement de Paris) et révolutionne la haute couture avec ses silhouettes circulaires abstraites, des formes sculpturales et de nouveaux tissus tel le vinyle pour sa ligne « Cosmocorps », ou la fausse fourrure qui fera scandale. Ses tenues frappent aussi par leurs couleurs et leurs motifs empruntés au pop art. « J’ai une démarche de sculpteur : je crée d’abord des formes et j’essaie d’inscrire le corps dedans », précisait-il.

D’emblée, l’audacieux créateur incarne, avec André Courrèges, le renouveau vestimentaire d’après-guerre pour une jeunesse en plein essor, avide de nouveautés. Mais contrairement à son ami et rival, Pierre Cardin va s’installer durablement dans l’air du temps en démocratisant son offre. Il a été le premier couturier à oser proposer, en 1962, des pièces de sa collection à un grand magasin parisien, Le Printemps. « Je croyais beaucoup à la grande diffusion, expliquait-il. C’est grâce au prêt-à-porter que j’existe aujourd’hui. Ce n’est pas un déshonneur que de quitter les salons dorés pour aller dans la rue. » A l’époque, il est très critiqué par la chambre syndicale de la Couture, et contraint de démissionner. Trois ans plus tard, il en sera élu président.

Bien servi par son physique, il est aussi l’un des premiers couturiers coqueluches de la jet-set, après le mondain Paul Poiret dans les années 1930. Il crée les costumes de Salvador Dali, La Bégum, Rita Hayworth ou de Dior lui-même pour les grands bals du XXe siècle, avant d’habiller de ses manteaux et tailleurs bien coupés Mistinguett, Maurice Chevalier ou plus tard Charlotte Rampling. Il fréquente les Rothschild, les Ribes, les Beistegui, les Radziwill.

Sa muse n’est autre que l’actrice Jeanne Moreau avec qui il vivra une liaison passionnée pendant quatre ans. Elle promène ses tenues dans les films de Truffaut ou de Losey et jusque sous la coupole de l’Académie des beaux-arts, où elle fut élue en 2000. En 1974, Cardin a 50 ans et connaît la consécration : il pose torse nu en couverture du magazine Time.

Mais l’homme surprend plus encore par son côté aventurier et iconoclaste. Il est le premier styliste à lancer, en 1960, une collection de vêtements masculins : une grande première qu’il fait présenter par 250 étudiants recrutés à la sortie des universités parisiennes. A la même époque, il propulse sur ses podiums de mode féminine la première mannequin de l’Empire du Soleil Levant jamais vue à Paris : Hiroko Matsumoto (1936-2003), dont il est tombé amoureux à Tokyo en 1957. Avec cette icône de poupée japonaise, il ouvre la voie à une vision internationale de la mode. En 1978, on crie au farfelu quand il s’implante en Chine populaire, puis en 1986, quand il met les pieds en Union soviétique, allant jusqu’à défiler sur la place Rouge.

« J’appartiens à l’époque des zazous, des hippies, de Saint-Germain-des-Prés, du temps de Beauvoir, de Sartre et de Gréco. Je suis un dinosaure, et pourtant, le plus ancien couturier aux commandes de sa maison », se félicitait-il en 2004, à l’issue de l’un de ces défilés fleuves dont il avait le secret. En effet, tandis que nombre de petites maisons de couture sont passées, avant l’an 2000, dans l’escarcelle de grands financiers, Pierre Cardin, l’homme aux trois Dés d’or (un record), a continué de diriger seul son entreprise, dont il notait les recettes à la main sur un cahier d’écolier.

Face à l’Elysée, dans son bureau aux murs verts décatis, rempli de livres, de photos de lui avec Fidel Castro, Gandhi, Nelson Mandela… et d’objets hétéroclites (du parfum aux boîtes de chocolat à son nom), il passait des heures à travailler et à dessiner. « Je me ressource en créant, comme un peintre ou un sculpteur », expliquait l’homme aux yeux bleu océan, servi par une cour de fidèles tel son mannequin égérie des années 1970, Maryse Gaspard devenue sa directrice de la couture, ou Jean-Pascal Hesse, à la tête de la communication du groupe depuis 1995.

Milliardaire

Tandis que les griffes de luxe ouvraient des magasins en propre dans les capitales du monde, Pierre Cardin multipliait les contrats de licence. En apposant ses initiales « PC » sur des cravates, briquets, papier peint ou mobilier, ce capitaine d’industrie avait fait de son nom une marque globale. Un nom galvaudé d’après ses détracteurs. « La profession m’a agoni d’insultes. On disait que c’était vulgaire, que je ne tiendrais pas trois ans », confiait-il au Figaro en 2006. « Je n’avais pas de financier ; Christian Dior avait, lui, le soutien de l’empire Boussac », ajoutait-il.

Seul maître à bord et devenu milliardaire, le voilà bientôt à la tête de théâtres dont l’Espace Cardin (il en assurait la gestion depuis 1970 et en a rendu les clés à la Ville de Paris le 31 mars 2016) où Marlene Dietrich donnera l’un de ses tout derniers récitals en 1974, du restaurant Maxim’s, à Paris, qu’il décline aussitôt à Pékin, New York ou Rio et de deux maisons hantées par des figures illustres, peut-être tutélaires : le château du Marquis de Sade dans le village de Lacoste (Vaucluse) où il organisait un festival d’art lyrique et de théâtre, chaque été, et le palais de Casanova, à Venise.

Dans le même temps, son flair imparable lui permet de déceler en Jean Paul Gaultier un talent de mode. De même que Philippe Starck, designer star, qui sera stagiaire dans sa maison, à l’époque où le couturier s’invente designer, en dessinant des meubles colorés aux formes géométriques, révolutionnaires pour l’époque (ses « sculptures utilitaires » ont été exposées chez Sotheby’s Paris, en janvier 2018).

Pierre Cardin semblait sûr de lui, de son talent, de ses choix. Une voyante à Vichy n’avait-elle pas prédit au « sale Macaroni » – comme l’appelaient certains de ses camarades d’école – une réussite exceptionnelle ? « Je vois partout votre nom dans le monde. Jusqu’à Sydney », avait-elle annoncé à l’adolescent.

Aussi, ne laissera-t-il rien paraître de sa déception quand, élu à l’Académie des beaux-arts en décembre 1992 – au fauteuil de Pierre Dux –, aucun de ses confrères de la mode n’assistera à la cérémonie, en dehors de Jean Paul Gaultier. Il y verra une manifestation de « jalousie admirative ». L’histoire, pensait-il, rendra justice à ses talents de visionnaire. « Les bas de couleur, on m’a dit que c’était vulgaire ; les visons découpés, on m’a dit que c’était affreux ; les bottes hautes, au début, personne ne voulait en porter… », s’amusait le couturier. Fier d’avoir eu raison avant tout le monde.

Avec Le Monde

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