Publié le 22 avril, 2022

Ils prêtent hors de tout cadre légal, avec des taux extrêmement élevés, leur cible privilégiée, les fonctionnaires. Ils, ce sont les usuriers appelés communément à Abidjan ‘’margouillats’’.

Ils sont assis près du ministère du Budget ou aux abords des banques dans le centre des affaires, le quartier administratif de la capitale économique, au Plateau à Abidjan. Souvent en groupe ou seul, les prêteurs sur gage surnommés les « margouillats » ont pour cible privilégiée les fonctionnaires aux revenus bas plongés dans des situations urgentes de besoin d’argent. Ces usuriers prêtent facilement et rapidement de l’argent à ces derniers par rapport aux banques sur place qui refusent ou alourdissent la documentation pour l’octroi du crédit à leurs clients. Ainsi, les fonctionnaires aux abois, bulletin de paie en main se rabattent sur ces « margouillats » pour les sortir d’une situation compliquée.

Pour de nombreux fonctionnaires tombés dans la précarité à la suite de cette pratique, il n’est pas facile de s’en sortir. Qu’est-ce qui pousse les fonctionnaires à se mettre sous le joug d’une telle pratique ? Quelles en sont les conséquences ? Notre dossier.

Hors de tout cadre légal

Nous sommes au Plateau, dans les encablures de la « Rue des banques ».  Non loin d’une banque, sous un arbre, un monsieur est hélé par un groupe de personne en boubou. « Vous voulez faire des affaires… ? », lancent-ils à cet homme qui sort d’une banque la mine froissée. Accosté par une des personnes, l’homme apparemment un fonctionnaire, fini par accepter à écouter l’homme en boubou vert.  Attentif, le fonctionnaire écoute les propositions de son vis-à-vis. Il y a une dizaine de jours sa génitrice est décédée et la date de l’enterrement s’approche de plus en plus. Sa banque n’est pas trop chaude pour faire un prêt. Devant lui, un usurier propose du liquide sur le champ. Que faut-il faire ? Attendre la promesse de la banque ou sauter sur cette occasion ? M. N’zi Kouassi ne réfléchit pas longtemps. Il est pris au piège du « margouillat ». Il lui est demandé de remettre sa carte bancaire, son code confidentiel et signer une reconnaissance de dette pour avoir accès à ce crédit sur le champ.

Comme M. N’zi, de nombreux fonctionnaires ivoiriens tombent dans les griffes de ces usuriers suite à des problèmes de cash par rapport à une urgence sanitaire, un enterrement, une maladie, un mariage… 

Claude Kouaménan, un instituteur croule sous le poids des dettes. Chaque mois, la moitié de son salaire est directement ponctionner par sa banque pour rembourser les usuriers. « J’ai eu recours à eux quand ma mère est tombée gravement malade. Je n’avais aucune économie et ma banque ne voulait pas me prêter de l’argent », raconte-il. « Au début, poursuit-il, j’empruntais de petite somme. Mais j’ai fini par emprunter de plus grosse parce que je n’arrivais pas à m’en sortir malgré le remboursement de mes crédits. La situation s’empirait de plus en plus, j’ai fini par tout perdre… »

L’instituteur ne voit pas le bout du tunnel. Il dit avoir perdu sa mère, incapable de faire face aux frais de santé pour la soigner. Ce cas est loin d’être un cas isolé.

Un rapport du ministère ivoirien de l’Éducation nationale, de 2015, révèle que près de 25 % des enseignants du pays étaient victimes de l’usure. Le mercredi 02 février 2022, selon une note d’information du service de communication du ministère de la solidarité, ils sont plus de 30.000 fonctionnaires et agents de l’Etat de Côte d’Ivoire, victimes de surendettement dû au prêt à l’usure à Abidjan.

Des taux exorbitants…

Les taux de remboursement pratiqués par les usuriers tournent parfois autour de 50 %, souvent beaucoup plus. Pis, en cas de retard de remboursement, la dette augmente de manière exponentielle. Le remboursement se fait à la fin du mois en cours. Si ce n’est pas fait, le taux est reconduit au mois suivant sur la base de ce qui n’a pas été payé. Et ainsi de suite. Le système fait que parfois les victimes remboursent sur plusieurs mois et plusieurs fois le montant emprunté.

Pour 200 000 Fcfa de prêt Pierre Ayé a dû rembourser près de 5 000 000 Fcfa sur une dizaine d’années. 

Un système bien organisé

En 2014, les députés ivoiriens ont adopté une loi visant à combattre l’usure. Cette loi prévoit des peines d’emprisonnement allant de 2 mois à 2 ans de prison – voire cinq ans en cas de récidive – ainsi qu’une amende de 100 000 à 5 millions F. Pourtant, la pratique continue de plus belle et les condamnations sont rares.  » C’est une mafia bien organisée », révèle Ibrékou Alfred, une ancienne victime. Selon lui, beaucoup de gens importants dans la justice, dans l’administration, les banques, seraient impliqués. Ces personnes qui travaillent dans les banques, rapporte-il, préviennent les margouillats dès que le virement du fonctionnaire est effectué. « Comme ça, il pouvait se servir sur leur compte en banque en priorité. Et nous, nous touchions une commission », raconte Idriss Kouyaté, un ancien agent de la banque.  Selon ce dernier, cette pratique, juteuse pour les banquiers impliqués, se poursuivrait encore aujourd’hui dans certains établissements.

Mais depuis quelques années la pratique usuraire a évolué, elle s’est structurée. Les emprunteurs font opposition sur leur carte bancaire et ainsi se mettent à l’abri des retraits du prêteur. Pour obtenir ce prêt, le fonctionnaire doit fournir plusieurs documents administratifs dont une « attestation de quotité cessible » délivrée par le ministère du Budget. Il s’agit d’un document qui garantit que ledit fonctionnaire est solvable, et qui indique la part de son salaire qui peut être ponctionnée. Pour obtenir ces prélèvements, les prêteurs doivent déposer un dossier de recouvrement de dette au greffe du tribunal qui comprend cette « attestation de quotité cessible » et la « reconnaissance de dette » signée par le fonctionnaire. Ce n’est ensuite qu’une simple formalité pour que le tribunal ne délivre l’autorisation de prélèvement sur salaire. C’est ainsi que l’on retrouve sur les bulletins de paie de la plupart des fonctionnaires les mentions « précompte Greffiers Abidjan » suivi d’un montant prélevé sur son salaire et le reste à rembourser.

La solution du gouvernement

Les résultats d’une enquête réalisée sur le phénomène ont présenté les principales causes, les manifestations et les conséquences de cette forme de précarité et de vulnérabilité qui touche de nombreux fonctionnaires.  L’enquête a révélé qu’en plus des usuriers, le surendettement des fonctionnaires et agents de l’Etat tire son origine des banques, des microfinances, et des maisons d’assurance. Plusieurs facteurs expliquent le surendettement de cette frange de la population. Le rapport de l’enquête mentionne que : ‘’ les acquisitions de biens représentent 49,26% comme cause profonde de l’endettement suivie des dépenses familiales qui elles représentent 28,57%.’’. Selon les indicateurs identifiés par l’étude, ‘’ plus de 60% de prêts sont contractés par les fonctionnaires pour faire face aux charges familiales’’. Elles concernent entre autres la scolarisation des enfants, les frais médicaux, l’alimentation, et surtout les sollicitations de la famille élargie comme l’organisation des funérailles, des fêtes de générations, les mariages et autres évènements. Toutes ces pressions sociales conduisent le fonctionnaire dans une situation vulnérable. Ce qui a une incidence négative sur son quotidien, tant sur sa productivité et son assiduité au travail que sur sa vie dans la société. ‘’ Plus de 80% de fonctionnaires surendettés s’absentent au travail, abandonnent leur poste, disparaissent ou envisagent le suicide’’, indique le rapport de l’enquête.

« On parle de surendettement lorsque 70% du salaire du fonctionnaire est confisqué par la dette et les travailleurs, les sujets de ce phénomène vivent le plus souvent dans des situations de fragilité individuelle, familiale, sociale, économique et géographique », fait remarquer Myss Belmonde Dogo, ex-ministre de la Solidarité et de la lutte contre la pauvreté. Elle souligne que cette situation ruine la vie des victimes et impacte considérablement la croissance économique du pays.

Malgré les efforts du gouvernement sur la revalorisation salariale par le déblocage des avancements indiciaires dans le but d’améliorer les conditions de travail et le niveau de vie des fonctionnaires, la problématique du phénomène des margouillats est toujours d’actualité. C’est fort de ce constat que, l’ex-ministre Anne-Désirée Ouloto, a préconisé la mise en place d’un comité technique élargi qui prendra en compte tous les ministères concernés et institutions pour analyser davantage la question et dégager des pistes de solutions afin de réduire cette forme de vulnérabilité des travailleurs.

Une affaire de mysticisme ?

En tout cas, les anciennes victimes le disent. « Si tu tombes dans cette pratique, il te sera difficile de t’en sortir », avertit, Koumbal Kramo, ancienne victime. Pour ce septuagénaire, les usuriers sont essentiellement originaires d’Afrique subsaharienne et âgés de 36 à 55 ans. Ces gens pratiqueraient, selon lui, le maraboutage et le mysticisme pour engluer leurs clients dans un labyrinthe dans lequel il est difficile de se retrouver. Vrai ou faux ? Toujours est-il que la majorité des victimes du phénomène des « margouillats » sont totalement ruinées parce qu’elles n’ont pu s’en retirer à temps.

Djolou Chloé  

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