Publié le 3 mai, 2023

Elle s’appelle Deborah Nina Dasylva. Elle a 45 ans. Cette mère de famille a eu un parcours atypique. Après l’obtention d’un bac scientifique elle s’est tournée vers l’Institut national Polytechnique Félix Houphouët-Boigny de Yamoussoukro pour étudier la logistique et le transport. Comment Déborah s’est-elle retrouvée Manager d’entreprise de cosmétique « Natural Tribe Cosmetics » ? Voiedefemme.net l’a rencontrée.

Que peut-on retenir de votre parcours scolaire ?

Après le Bac je ne savais pas ce que je voulais faire plus tard. Mes parents désiraient que je fasse Médecine ou Pharmacie, c’était le rêve de mon père qui me voyait devenir une « grande scientifique » ; mais pour moi il n’en était pas question.

Il y a-t-il une raison à cela ?

En fait je suis quelqu’un d’hypersensible. Cette sensibilité se manifestait au niveau de ma santé, de ma peau, au niveau émotionnel.  J’étais aussi très sensible à la souffrance des autres. Je ne supportais pas de voir des malades. Je détestais les hôpitaux et la vue du sang. Aller dans une école de commerce était plus envisageable pour moi. J’en suis donc sortie avec un diplôme en Logistique et Transports.

Comment êtes-vous arrivé dans l’entreprenariat ?

Après ma formation j’ai eu une carrière classique mais riche dans différentes entreprises et multinationales de différents secteurs (négoce du café-cacao, informatique, industrie pharmaceutique). J’ai cumulé 20 ans d’expérience au bout desquels j’ai commencé à avoir des soucis de santé.

A partir de 2016, je commence à faire des burn-out répétitifs. Ce sont ces moments douloureux qui ont marqué un tournant décisif dans ma vie. J’avais besoin de me recentrer. D’apprendre à me connaître vraiment, à m’écouter. Et, j’ai réalisé que je n’étais pas satisfaite de ma carrière et de l’orientation que j’avais donné à ma vie professionnelle. J’étais convaincue que l’environnement dans lequel j’évoluais n’était pas fait pour moi. Il en a découlé de nombreuses interrogations. Qui je voulais vraiment être ? Si le temps m’était compté, alors qu’est-ce que je voulais vraiment faire du temps qui me restait ?

En faisant une relecture de vie et en observant les difficultés auxquelles j’avais fait face, l’idée m’est venue de me tourner vers les femmes.  Étant sensible aux souffrances et problèmes des autres. J’ai une très grande facilité à orienter les gens. A voir ce que les autres ne voyaient pas. C’est quelque chose d’inné, que je porte en moi. Quand j’étais jeune on me disait souvent que ma seule présence soulageait et réconfortait. Je n’y prêtais pas attention mais j’ai grandi et j’ai mûri. Il était temps que je me réconcilie avec la personne que j’étais vraiment en la laissant s’exprimer.

Vous avez donc remis ce talent au goût du jour !

Exactement ! J’avais décidé dans un premier temps d’accompagner les femmes qui avaient vécu des traumatismes. Tels que les abus sexuels et des difficultés à se défaire d’un passé douloureux mais encore très présent, qui les empêchaient de se réaliser.

Je le faisais de façon gratuite et me demandait comment je pouvais mieux l’organiser et le formaliser. Je priais donc avec cette préoccupation : aimer plus, aider plus tout en m’épanouissant en priorité même si ça ne me faisait pas gagner beaucoup d’argent.

Le déclic est venu d’un rêve que je fis une nuit. Je travaillais dans un grand hôpital, j’étais médecin et je portais une blouse blanche sur laquelle était gravé mon nom. Dans ce rêve, je fabriquais des savons dans mon bureau et les infirmières venaient les chercher dans des chariots. Elles utilisaient les savons pour la toilette des malades. Tout malade qu’on lavait avec un de mes savons recouvrait aussitôt la guérison. Je n’avais jamais su auparavant comment on fabriquait un savon, je ne m’étais jamais intéressée à cela.

Tout est donc parti de ce rêve que vous avez fait ?

Oui…Faire un tel rêve dans lequel j’étais médecin me déroutait complètement.  Parce que je n’ai jamais voulu de ce corps de métier et aller à l’hôpital a toujours été un défi pour moi à cause de ce que je vous ai dit plus haut. Plusieurs questions fusaient dans ma tête. Est-ce que je dois reprendre les études ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Quelle est cette histoire de savon ?

Il faut dire que je traînais moi-même d’énormes soucis de peau depuis ma tendre enfance. J’avais toujours des allergies malgré tout ce que le dermatologue pouvait me prescrire. Je ne me maquillais presque pas, je n’arrivais pas à trouver des produits qui convenaient à ma peau.

La première chose que j’ai faite a été de faire des recherches sur Internet. Je constate que les gens parlent de plusieurs sortes de savon. Je regarde des vidéos et ça a l’air facile. Au fil des recherche la passion a commencé à naître mais pas au point d’en faire une activité. J’y voyais une occupation qui me permettait de développer ma créativité.

C’est lorsque j’ai commencé à rassembler le nécessaire pour le faire que je me suis rendue compte que ce n’était pas aussi facile que ça en avait l’air.

Les recherches se sont-elles limitées à Internet ?

Quand j’ai vu la difficulté à faire des savons par moi-même j’ai contacté une amie qui est déjà dans le cosmétique. Mon souci était comment trouver les matières premières et me former. Elle m’a orienté vers une entreprise, et c’est là-bas qu’en posant des questions mon interlocutrice a bien voulu me donner le contact d’un pharmacien qui avait déjà développé sa propre marque. Je l’ai donc contacté.

Combien de temps a duré la formation ?

Elle s’est étendue sur plusieurs mois. Le pharmacien me forme sur les aspects théoriques de la formulation, les types de peau, les actifs, le pouvoir des plantes, les règles et les fondamentaux de la bio-cosmétique ; son équipe de chimistes me forme sur les aspects pratiques.

Je commence ainsi à faire mes premiers savons, pour moi, la famille, offrir aux amis. Et jusque là l’idée n’est pas d’en faire une activité. J’ai plutôt l’impression de m’amuser.

Mes connaissances me font un excellent retour après utilisation et commencent à m’encourager à les commercialiser. Mon frère me conseille de confectionner des étiquettes avec mes contacts, il les fait lui-même d’ailleurs…C’est ainsi qu’est né « Natural Tribe Cosmetics ».

C’était en quelle année ?

C’était en 2018. J’ai débuté avec la somme de 40.000 FCFA. Cette période était particulière pour moi car je ne travaillais plus. Je dépendais financièrement de mon époux et je n’avais pas de véritable soutien. On m’a conseillé de créer une page Facebook pour proposer mes savons. J’ai posté des photos sur ma page et j’ai eu des commandes. J’ai aussi pris l’initiative de me rendre dans les halls de supermarchés où je proposais mes savons aux passants.

Les savons ayant donné satisfaction, les gens ont commencé à me solliciter pour plus, des crèmes, des solutions pour les rides, les vergetures, l’acné, les tâches …

Un autre défi pour vous ?

Oui et on était toujours en 2018. Je retourne donc vers le pharmacien en question pour une formation approfondie. J’en ressors plus armée pour pouvoir me lancer et j’ai de plus en plus de sollicitations. En juillet de la même année j’ai créé la société.

Avez-vous des associés ?

Non je n’ai pas d’associés. Je développais tout doucement mon activité en réfléchissant à la façon dont je pourrais me différencier de mes concurrents. J’ai pensé à revoir la forme et l’apparence de mes savons. C’est ainsi que j’ai apposé sur mes savons des symboles Africains. En publiant ce nouveau design sur ma page ça été un véritable boom pour « Natural Tribe Cosmetics ». Je n’étais plus contactée seulement par des particuliers mais aussi par des Concept Stores, des organisateurs d’expositions, des maisons d’hôtes, des parapharmacies qui se proposaient pour la distribution de mes produits.

Ces premiers progrès je les dois à une dame que je ne connaissais pas du tout qui s’est intéressée à mon travail et a bien voulu m’apporter de l’aide. Elle m’a appelé un jour pour passer une commande et à la livraison (j’effectuais les livraisons moi-même au début) elle m’a affirmé qu’elle admirait ce que je faisais. Au cours de la discussion, elle m’a demandé ce dont j’avais besoin pour travailler. Et c’est grâce à ce prêt sans conditions, ni intérêts que j’ai pu varier mon offre de produits en achetant un peu plus de matériels, de matières premières et des contenants. En somme améliorer mes conditions de travail et le rendre un peu plus professionnel.

Comment se fait la fabrication de vos produits ?

Un savon se fabrique principalement avec de l’huile ou un corps gras et un réactif alcalin, soit de la soude soit de la potasse. On peut y ajouter d’autres ingrédients selon le résultat ou l’effet qu’on voudrait obtenir.

On a remarqué que vous avez plusieurs gammes.

Au début de notre activité notre offre n’était pas du tout structurée. Mais grâce aux programmes d’accompagnement aux jeunes entreprises initiés par la GIZ Coopération Allemande auxquels j’ai pu participer, j’ai beaucoup appris sur l’entreprenariat et la gestion d’une entreprise.  Cette formation nous a permis de nous recentrer sur les besoins réels de notre cible, C’est ainsi que nous avons développé quatre gammes. Une gamme pour les peaux grasses à tendance acnéique, une pour les peaux sèches et matures. Une gamme réparatrice et unifiante. Une gamme composée d’Essentiels destinée au grand public : savons, baumes à lèvres, déodorants naturels, huiles, crème réparatrices mains et ongles, crèmes cheveux, baumes à lèvres, etc.

Est-ce que vos produits sont accessibles pour toutes les bourses ? Combien coûtent vos produits ?

Les prix de nos produits varient entre 2.500 et 18.000Fcfa. Les produits les plus chers sont les produits de réparation.

Le bio en lui-même coûte cher comme tous les produits qui améliorent notre santé. Nous avons l’avantage de bénéficier de la richesse du sol et de la flore africaine pour élaborer des produits hyper qualitatifs à des coûts abordables. Quand vous voyez un savon qui coûte 500 ou 1000 Fcfa il ne contient pas vraiment grand-chose de nourrissant pour la peau ou de thérapeutique pour celle-ci. C’est un savon juste pour se laver mais il ne peut faire plus.

Est-ce que vos clients ont un suivi ?

Nous proposons non seulement des produits mais nous avons aussi un volet de consultation/suivi. La consultation permet de mieux connaître le type de peau du client, ses habitudes afin de lui proposer des produits appropriés. Nous proposons aussi un accompagnement pour les cas plus graves, les personnes dont la peau a été endommagée par des produits dépigmentants par exemple, en général ce sont des femmes.

Dans le cas d’une réparation cela prend combien de temps ?

Tout dépend des dégâts causés. Ce qui est intéressant avec nos produits et notre accompagnement c’est le fait que les résultats soient progressifs et visibles dès la première semaine, ce qui encourage les clientes à aller jusqu’au bout.

Quelle est votre capacité de production actuellement ?

Nous produisons un peu plus de 5.000 produits par an. Nous sommes encore une très petite entreprise TPE. Mais pour quelqu’un qui a commencé avec 40.000 Fcfa, j’estime que nous avons fait un grand pas.

Est-ce que vous vendez dans les grandes surfaces ?

Nous n’avons pas une grosse capacité de production pour viser les grandes surfaces et nous ne bénéficions pas pour l’instant de financement. La production est totalement manuelle et artisanale. Notre objectif est de vendre nos produits dans les pharmacies.

Quelle sont vos objectifs à court et moyen terme ?

Nous visons un marché plus vaste, faire connaître davantage nos produits en Côte d’Ivoire et dans la sous-région. C’est grâce à la transmission de bouche à oreille que nous avons ce résultat aujourd’hui.

Nous fonctionnons sur fonds propre et notre première priorité était d’avoir un local pour rassurer et établir la confiance avec nos clients sur notre sérieux, d’avoir un laboratoire pour nous permettre de travailler dans des conditions optimales en respectant des mesures d’hygiène requises pour la formulation, la production, la conservation des produits de type bio.

Aujourd’hui nous souhaitons accroître notre capacité de production et développer notre réseau de distribution.

A qui sont destinés vos produits ?

Tout le monde utilise nos produits y compris les enfants. C’est justement pour cela que nous avons plusieurs gammes.

Pour asseoir votre affaire avez-vous été confrontée à des problèmes ?

Nous avons été confrontés à plusieurs problèmes, d’abord un problème structurel. Il faut pouvoir trouver un personnel compétent, loyal, intègre et qui a l’amour du travail. C’est très difficile. Vous pouvez former des gens, qui, après, essaient de dupliquer ce que vous faites. Des fois vous tombez sur des employés malhonnêtes qui vous volent.

Il y a des risques à tous les maillons de la chaîne. De l’achat des matières premières à la distribution. Pour exemple, des fournisseurs qui ne respectent pas la qualité pour laquelle ils se sont engagés et que vous avez payé, donc un gros problème de sécurité, de fiabilité à chaque niveau. Ce sont des problèmes inhérents à toutes les entreprises, des challenges à surmonter pour aller plus loin.

Avez-vous déjà été primée ?

J’ai reçu une distinction au cours des Awards organisées par Ettyka Brands. Plus d’une centaine de marques du secteur textile, cosmétiques, bio alimentaire et autres étaient en compétition. Cette cérémonie a été organisée sous le parrainage du Ministère de l’Artisanat. Nous avons reçu le prix de l’Innovation et de la Créativité en 2019. Nous étions la marque la plus vendue en cosmétiques.

Combien d’employés avez-vous ?

De façon permanente trois. Mais selon le calendrier de production nous faisons appel à de la main d’œuvre occasionnelle. Nous travaillons uniquement avec des femmes.

Quelle formation doit avoir une personne qui veut intégrer votre équipe ?

Tout dépend du poste, des tâches et des missions que je désire lui confier. En général au minimum bac +2.

Quels conseils pouvez-vous donner à ceux ou celles qui veulent entreprendre ?

Tout d’abord, je pense que pour Entreprendre il faut avoir des valeurs. Pour moi, Entreprendre c’est appendre à servir. Pour bien servir il faut aimer. Et pour aimer il faut observer les autres, connaître leurs besoins, chercher à améliorer leur vie.

A ceux qui souhaitent donc entreprendre, je dirais :

Observez les besoins des autres et engagez-vous à apporter des solutions là où vous êtes.  Croyez en vous et en votre projet. N’ayez pas peur des petits commencements. Formez-vous s’il le faut et préparez-vous mentalement.

Ayez le courage de vous lancer avec ce que vous avez sans attendre que tout soit parfait. N’ayez pas peur d’apprendre ni de travailler d’arrache-pied pour vous améliorer sans cesse. Il ne faut pas confondre vitesse et précipitation

J’aime l’ascension graduelle parce que j’ai le temps d’apprendre, de m’ajuster et de corriger certaines erreurs. Je suis fière de mon parcours parce que j’avais un rêve mais aucune stratégie. Il m’a fallu apprendre à entreprendre, avoir une vision claire, l’affiner et commencer à la mettre en œuvre. Si je m’étais précipitée, si j’avais eu des financements trop tôt j’aurais très vite échoué.

Celui qui cherche à améliorer son quotidien tout en améliorant la vie de la communauté est un entrepreneur.

Est-ce que vous faites des livraisons ?

Nous effectuons des livraisons pour satisfaire les commandes. Nous livrons aussi à l’international.

Interview réalisé par Silué F. et Sostene Bonon (Stagiaire)

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