Selon la chercheuse-enseignante, ''le but ultime est que la féminité ne pose plus un handicap à la réalisation des rêves d’une femme ou fillette''.

Publié le 15 août, 2020

Quelle a été la place de la femme dans les luttes pour l’émancipation des peuples. A l’occasion de la célébration des 60 ans de l’indépendance de la Côte d’Ivoire, Pr Naminata Diabaté, professeur de littérature comparée à l’Université Cornell aux Etats Unis, s’est ouverte à Voie Voix de Femme, ce samedi 8 août 2020. Dans cette interview, l’auteur du livre : Naked Agency – Malédiction génitale et biopolitique en Afrique, en français, nous replonge, en fait, dans les souvenirs des combats politiques des femmes.

Vous avez publié en mars dernier un livrer « Nudité Résistante ». Que renferme ce thème et pourquoi l’avez-vous choisi ?

J’ai choisi ce thème parce que pendant les trois dernières décennies, c’est-à-dire depuis les années 1990, nous assistons de plus en plus à l’utilisation par les femmes africaines du pouvoir épouvantable leur nudité lors des conflits socio-politiques. Notamment, J’ai répertorié des centaines de manifestations de la nudité résistante dans plus de 22 pays africains au sud du Sahara. Notons que dans les pays francophones comme la Côte d’Ivoire, le Cameroun, le Bénin, le Mali, les Congos, la Centrafrique, le Togo, entre autres, les femmes se sont mises nues lorsqu’elles estimaient que le futur de leurs pays était compromis. L’Afrique Anglophone est beaucoup plus reconnue pour la nudité résistante. Au Nigeria, en Afrique du Sud, au Kenya, en Ouganda, au Zimbabwe, au Swaziland, en Zambie, en Gambie, et dans bien d’autres pays, les femmes se sont dénudées pour punir ou honnir leurs opposants masculins, qu’ils soient militaires, hommes d’état, délégués d’organisations internationales, ou représentants de compagnies multinationales. Rappelons que la semaine dernière, des reportages sur la protestation nue des femmes de Kaduna dans le nord du Nigeria a fait le tour des journaux nigérians et des réseaux sociaux. Cette manifestation de vulnérabilité et de résistance faisait suite au massacre de 17 personnes dans des conflits entre chrétiens et non chrétiens. Les femmes d’un âge visiblement avancé exprimaient ainsi leurs désaveux du Gouverneur El-Rufai pour l’insécurité montante et les tueries répétées dans la région.

Mes recherches démontrent aussi que même si la nudité résistante ou la nudité sacrée a été utilisé depuis les années 1920 dans la sphère politique moderne, cette arme a fait un retour foudroyant depuis les années 1990, les années dites d’effervescence démocratique africaine. Si dans le passé cette arme effrayante était utilisée par les femmes d’un certain âge et qui appartenaient à des sociétés secrètes, on se rend compte qu’aujourd’hui la nudité est déployée par les femmes de tous âges, de tous niveaux éducatifs, et de toutes professions. C’est cette visibilité incontournable que j’explore en répondant aux questions suivantes : Quelles sont les circonstances qui déterminent le déploiement de la nudité résistante ? Quels autres outils d’opposition ont ces femmes si le pouvoir de leur nudité venait à échouer ? Quels sont les effets escomptés sur les opposants ? Et finalement, quels rôles jouent le digital et les réseaux sociaux sur les effets de la nudité féminine résistante ?

Les réponses me permettent ainsi éclairer une autre dimension, celle-là souvent cachée, des différentes stratégies que les femmes déploient pour contribuer de façon significative dans la structuration politique et sociale de leurs pays et sociétés.

Cette pratique ne pose-t-elle pas un problème de légitimité et de pudeur ?

C’est une question fondamentale que vous posez là. L’une de mes thèses est qu’il est extrêmement important que nous prenions en compte les mots dits et écrits des manifestantes pour suppléer le langage de leurs corps nu. Même si nous partageons tous l’état de la nudité plusieurs fois par jours et que tous entrent dans la vie physique dans l’état nu, il est certain que la signification que nous attachons à la nudité est extrêmement contextuelle, historique, et culturelle.  Dès lors, il est difficile de trouver une acception universelle et intemporelle de la nudité, une qui ne change pas avec le temps et avec la société.

Mes recherches sur la nudité sur des millénaires et dans le monde entier ont montré que le port de vêtements dans plusieurs sociétés africaines est un phénomène relativement récent et serait le fait du contact avec d’autres civilisations. Notre climat qui a modifié la couleur de notre peau, la texture de notre chevelure, la structure de votre visage, la composition de nos os, entre autres, ne nécessitait pas l’utilisation de couverture corporelle. Mais ces sociétés « nues » avaient des esthétiques qui s’exprimaient par des tatouages, des bijoux, des scarifications, et autres ornements. Dans ce sens, parler de pudeur à Abidjan revient à se référer à l’influence politique et religieuse européenne sur le système politico-civil de la Côte d’ivoire. Mon point n’est pas évaluatif, il est simplement factuel.

Concernant la question contextuelle, dans plusieurs états aux États Unis où je vis et enseigne, la nudité dans la sphère publique n’est pas condamnée par la loi. A San Francisco en Californie, hommes et femmes peuvent s’asseoir nu dans les cafés sans que personne n’est à inquiéter ou soit gêné. Très récemment, la ville a décrété que les nudistes utilisent des serviettes sur les chaises et bancs sur lesquels ils s’asseyent pour ainsi protéger la santé des clients qui viendront après eux. A part cela, ils sont libres de jouir de leur liberté. Aussi en juillet 2011, à Madison dans l’Etat du Wisconsin, la ville a décrété la nudité comme une arme de protestation légitime. Donc tu peux manifester dans le nu et tu ne seras pas arrêter pour attaque à l’ordre public ou pour indécence publique. 

Autre exemple notoire est celle de certaines tribus de l’Amazonie de l’Amérique du sud où la nudité publique est le modus operandi. Paradoxalement, dans ces sociétés où l’on est nu en public, l’on mange en privé. Ainsi, la partie génitale, qui ailleurs appartient à l’ordre privé, est là-bas partie composante de l’ordre publique, et l’acte de se nourrir est un acte privé.

En somme, ce qui compte comme légitime et comme pudeur sont toujours contextuels. Ce que nous devons retenir est que toute société qui requière la couverture des parties privées sous peine légale, l’exposition volontaire de ces organes y sera considérée comme arme de protestation. Cette dénudation est déroutante parce qu’elle ne fait pas partie du quotidien. Par ailleurs la plupart des femmes qui utilisent la nudité résistante estiment que les stratégies légitimes de contestation politique ont démontré leur faillite véritable. Par exemple, le pouvoir des urnes, les lettres aux députés, sénateurs, et autres représentants, les marches, les boycotts, les grèves, et toutes autres stratégies conventionnelles de participation politique se sont avérées inefficaces. Donc, ce qui leur reste comme arme ultime pour faire entendre leur voix est celle de leur corps nu mais déroutant.

Ainsi, cette nudité résistante attirera les badauds et autres curieux avec des téléphones cameras de toutes sortes, provoquant ainsi un embouteillage monstre que la police interviendra pour décanter. Lorsque les images et vidéos des manifestantes auront fait le tour des réseaux sociaux, celles-ci, avec leur arme légitime ou pas, auront ainsi attirer l’attention de millions de personnes sur leur cause. Donc, le pouvoir du nu lorsque combiné avec celui des réseaux sociaux et du digital est imprédictible.

Aujourd’hui, la plupart des pays africains francophones célèbrent les 60 ans de leurs indépendances. Que pensez-vous du rôle joué par les femmes dans ce combat ?

L’apport des femmes dans le succès des luttes pour l’indépendance et depuis lors ne peuvent être sous-estimé. D’ailleurs, leur contribution est inestimable et non quantifiable parce que la quantifier revient à déterminer que ces pays peuvent exister grâce à un pourcentage que l’on pourra remplacer, réduire, augmenter, ou manipuler. En réalité, l’apport des femmes et des hommes constituent le soubassement de toute société. Cependant, ce sont les formes que prennent ces contributions qui changent avec le temps et l’espace.

Dans mon livre, je voue deux chapitres au cas ivoirien que je trouve très fascinant. Il est clair que pendant la période coloniale la sphère politique publique était occupée visiblement par les hommes, le chef de file de la lutte pour l’autonomie et l’autodétermination était masculin. Cela découle du fait que les premiers colons et missionnaires avaient apporté avec eux leur sexisme, leur système patriarcal qui privilégiait l’éducation des hommes aux dépens des femmes. C’est cette importation qui avait contribué à reléguer les femmes dans la sphère domestique et à installer les hommes dans la sphère politique publique. Cependant, malgré ce sexisme, les femmes ont démontré qu’elles étaient une force incontournable et que la libération de la Côte d’Ivoire ne pouvait être acquise sans leur contribution.

Comme je le disais tantôt les formes que prennent les contributions à la survie et au développement d’une société prennent différentes formes selon des périodes bien déterminées. Économiques, culturels, artistiques, politiques, administratifs, éducatifs, etc., les domaines d’intervention des ivoiriennes continuent de s’étendre. Depuis les années 1960, les apports ont été essentiellement économiques (national et transfrontalier) surtout dans les secteurs dits informels. A partir des années 1980, cette contribution économique est restée importante mais les femmes ont commencé à entrer de façon significative dans l’administration, l’enseignement, et la santé. Aujourd’hui, elles sont partout dans les domaines clés. Nous devons encore pousser pour élargir leurs horizons. L’armée, le pilotage, et autres sont encore des frontières que les femmes doivent franchir dans certains pays africains.  Le but ultime est que la féminité ne pose plus un handicap à la réalisation des rêves d’une femme ou fillette.

En Côte d’Ivoire la marche des femmes de Grand-Bassam est restée dans la mémoire collective. Pensez-vous que cette histoire a été bien restituée ?

Bien d’efforts ont été consentis pour reconnaître et ou célébrer l’apport des femmes à la lutte anticoloniale. Des ouvrages ainsi que des objets symboliques et pratiques font partie de ces efforts. Par exemple, à Grand-Bassam le monument qui a été consacré la marche en 1999 dit “A nos vaillantes femmes qui, par leur marche historique sur la prison de Grand-Bassam, le 24-12-1949, ont arraché la liberté confisquée des hommes / 06-02-1999 /Maire F. Ablé.” Aussi, de 1976 à 81, Marie Koré, la vaillante, a été honoré sur le billet de 1000 FCFA.

Mais d’énormes efforts restent encore à faire. En se référant à la page wikipedia de la marche, https://fr.wikipedia.org/wiki/Marche_des_femmes_sur_Grand-Bassam, on est frappé par la maigreur des données. Pour un évènement aussi déterminant, la Côte d’Ivoire mérite mieux et nous pouvons mieux faire.

La question de la restitution historique nécessite plus de pages que cet entretien ne pourra fournir. Cette question implique plusieurs domaines scientifiques, notamment l’histoire avec ses méthodes spécifiques de recherche et d’analyse. La question invoque la thèse de l’historien français Pierre Nora qui a mis en cause le concept de l’histoire qui en général réfère à l’histoire officielle. Cette histoire est celle sur laquelle une nation construit son identité. Elle est collective, dite vraie, et définitive. Cependant, elle mérite d’être critiquée et mise en cause. Dans ce cas de figure, l’histoire de la marche sur Grand-Bassam est une histoire imparfaite et insuffisante qui mérite plus d’attention scientifique et artistique.

La marche a fait l’objet de plusieurs ouvrages, principalement La marche des femmes de Grand-Bassam (1975) de l’historienne Prof. Henriette Dagri-Diabaté. En supplément aux données limitées des archives disponibles, le roman Sidjè ou la marche des femmes sur la prison de Grand-Bassam (2007) de Marcel Amondji s’avère important. En plus du livre d’histoire et du roman, plusieurs ouvrages, ceux-là dans la lignée de célébration incluent les quatre volumes de Philippe Touzard Mémorial de la Côte-d’Ivoire (1987) et Éducation civique et morale publié le Ministère de l’éducation nationale et de la recherche scientifique. Par exemple, Éducation civique suggère par l’intermédiaire de dame N’Doli Amoin Madeleine que “De toutes les manifestations féminines, celle qui était la plus chargée de sens, c’est l’adjanou. Celle qui est la plus importante, la plus grave c’est l’adjanou.” Notons que dame N’Doli était la première à danser l’adjanou contre l’administration coloniale en Février 1949. Elle fut suivie par Marcelline Sibo en aout 1949, et plus tard par Marie Koré. Estimer que l’Adjanou était la plus grave manifestation peut ignorer d’autres aspects (nombres de réunions, de manifestations, marches, et compris celle sur Grand-Bassam) auxquels des femmes du nord et d’autres parties de la Côte d’Ivoire auraient contribué.

En tant que chercheuse-enseignante de littérature comparée, je travaille sur les données disponibles dans le domaine publique, en faisant attention aux contradictions qui s’exposent. Et plusieurs ont fait surface. Une chose est certaine, de 1950 jusqu’aujourd’hui, une version (histoire officielle) de la marche s’est cristallisée. Des recherches approfondies d’un collègue historienne ou historien apportera plus d’éclairages sur les données déjà disponibles. Des archives de famille et d’autres sources pourraient enrichir notre savoir de notre passé précieux.

Quels enseignements cette marche de 1949 vous inspire aujourd’hui ?

Plutôt j’ai parlé de la colonisation comme un facteur qui a créé ou exacerbé le fossé entre les hommes et les femmes en termes de visibilité dans la sphère politique publique. Cependant, l’histoire, même imparfaite, a démontré que les femmes ont joué un rôle déterminant dans la lutte anticoloniale, au point physique et moral. Donc, la naissance de la Côte d’Ivoire moderne est une naissance d’une part conventionnelle : avec un père et une mère, et d’autre part non-conventionnelle avec plusieurs mères et plusieurs pères.  Dans le cas conventionnel, en parlant du père de la nation ivoirienne, nous devons aussi identifier et célébrer la mère de la nation ivoirienne. Le principe de la nation qui est orpheline de mère n’est pas une spécificité ivoirienne. En fait, c’est un principe presqu’universel dans les démocraties modernes. Mais la Côte d’Ivoire qui pendant des décennies a servi de modèle en Afrique et ailleurs peut éclairer la voie en retrouvant la(es) mère(es) de la nation ivoirienne.

Une imagination fructueuse est un don pour tout peuple. Des documentaires, des films, des romans, des pièces de théâtre, et des arts plastiques sont autant de supports et de plateformes de restitution de l’histoire. C’est dans ce sens que j’ai hâte de voir le film La Révolte des Abbey qui vient d’être annoncé.  Dans mon environnement quotidien aux Etats-Unis, je suis constamment fascinée par le pouvoir impressionnant des arts dans la construction idéologique (progressive ou régressive).

Que pensez-vous de la faible représentation des femmes dans les organes de décision des pays africains ?

Cette question est difficile à répondre en faisant référence à l’Afrique entière. La diversité vertigineuse du continent en fait une tâche presqu’un impossible. Pour cela, je me concentrerai sur le cas de la Côte d’Ivoire.

Dans le rapport de 2017 sur l’indice mondial d’écart entre les sexes, le Forum Economique Mondial a déterminé que la Côte d’Ivoire occupe la 108ème place sur 144 pays en termes de représentations féminines dans les organes politiques. Les 11% de femmes parlementaires sont en deçà de la moyenne de 21% dans l’Afrique régionale. En prenant en compte toutes les indices (opportunités économiques, éducatives, politiques, et de la santé), notre pays occupe la 133ème place sur les 144. Bien entendu, nous pouvons passer des années à débattre comment ces indices sont déterminées ou les conclusions tirées. Le fait reste que lorsque que nous regardons autour de nous, la nécessité de faire beaucoup mieux est opprimante. L’institution des quotas est l’un des instruments avérés efficaces pour atteindre la parité des sexes dans les postes politiques et la Côte d’Ivoire est dotée de ressources politiques, économiques, structurelles, humaines pour atteindre ces objectifs.

Réalisée par Ténin Bè Ousmane

2 Commentaires

  • par Koné seguetio Djeneba
    Publié septembre 28, 2020 8:14 pm 0Likes

    J’ai aimé votre interview ,le raisonnement est tellement clair qu’il n’y a presque plus rien à dire , juste que vous deviez revenir aussi souvent au pays pour prendre part au changement avec des programmes concrets et bien suivi.
    Cordialement !

  • par Marie-Claire Vallois
    Publié août 17, 2020 2:22 pm 0Likes

    Brava Naminata! Wonderful and strong book by a beautiful brilliant and courageous woman!

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